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La force de dépasser la haine
De tous les personnages rencontrés au Proche-Orient depuis plus de vingt ans, Georges Saadé reste pour moi une figure inoubliable.
Ce chrétien palestinien, alors maire adjoint de Béthleem, m‘avait reçu le 15 décembre 2009 dans sa mairie, face à la basilique de la Nativité, pour m’expliquer comment la ville de Jésus préparait Noël. Un reportage classique, maintes fois lus ou vus dans les média. Au moment de nous quitter, Ramzi, l’ami palestinien qui avait planifié le rendez-vous, incita l’élu à me raconter le drame de sa vie. Sous le portrait de Yasser Arafat, père de la nation palestinienne décédé en 2004, George Saadé, 48 ans, commença son récit, la voix posée, sans pathos ….
Ce 25 mars 2003, il se rend en voiture avec sa femme et ses deux filles au grand supermarché de Bethleem. Déclenchée à la fin de l’année 2000, la seconde Intifada fait rage. Pour la contenir, l’armée israélienne opère des incursions régulières dans les Territoires palestiniens, impose un sévère couvre-feu, érige des barrages. A l’un des points de contrôle, les soldats juifs confondent la voiture des Saadé avec un véhicule suspect, dans lequel se cacheraient des activistes armés. Ils tirent. Christine 12 ans, la plus jeune fille des Saadé est tuée. La famille est marquée à vie.
Pour ne pas vivre constamment dans la souffrance, l’ingénieur en génie civile se met au service des autres. Il se lance dans la politique locale. En mai 2005, il est élu maire adjoint de Bethléem. Devenu membre du Conseil municipal (8 chrétiens et 7 musulmans, tel que l’avait voulu Arafat), il travaille d’arrache-pied. Pas facile dans une ville soumise au blocus, où les habitants sont enfermés, derrière une ceinture de béton construite en 2004 par les Israéliens. Chômage, privations, frustrations multiples, et, plus que tout, cette impression étouffante de vivre en permanence dans un lieu, où même le ciel est surveillé par le puissant voisin. Debout à l’aurore, couché a pas d’heure. Exténué, il reste moins de temps pour se souvenir de l’Absente.
… Mais l’oubli est impossible et les souvenirs remontent en permanence : « Je pense chaque jour à Christine, confie le père. En me levant, en empruntant les rues, où je marchais avec elle, quand je passe devant son école. Alors pour surmonter, je prie. Je me dis que je la retrouverai, qu’elle me voit. Je suis l’héritier du message de vie que nous a laissé Jésus dans cette ville, où je suis né moi aussi. »… « Le Christ, répète l’élu, nous invite à dépasser nos haines. Je n’oublie rien, mais si les Israéliens reconnaissaient que notre humanité n’est pas différente de la leur, l’extrémisme serait vaincu, et nous pourrions enfin vivre ensemble, avec les mêmes droits. Ma fille ne serait pas morte pour rien. »
Je feuillette souvent le livre (*) des récits de l’Intifada, écrits entre 2000 et 2004 par les amis de Christine. Sur l’une des pages, on y voit la gamine, cheveux noirs frisés, regard timide, habillée en robe de fête, tenant sa sœur Marianne par la main. George n’est plus maire adjoint de Bethleem, il enseigne dans une école, mais le 15 décembre, jour anniversaire de notre rencontre, je l’appellerai. Juste pour lui dire que je ne l’oublie pas.
(*) « The wall cannot stop our stories » (le mur n’arrêtera pas nos histoires), publié par l’école des sœurs de saint Joseph de Bethléem,