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Charbel, un saint si déroutant
« Avec Charbel Makhlouf, on est en présence d’une sainteté si haute qu’elle le rend comme étranger à la race humaine, » écrit Fady Noun dès les premières lignes de son livre sur saint Charbel, grande figure de l’Eglise maronite libanaise (1). Et c’est bien ce qui m’effraie et me fascine à la fois chez Charbel. Un rejet et une attirance qui m’ont poussé, en ce dimanche de printemps 2019, à demander à l’auteur de l’ouvrage de m’accompagner au monastère d’Annaya, au nord de Jbeil, pour mieux comprendre ce qui l’attirait chez ce moine austère, mort en ce lieu, le 24 décembre 1898, à l’âge de 70 ans.
Journaliste au quotidien francophone libanais l’Orient-Le jour, Fady Noun (2), fervent admirateur de ce moine si déroutant, canonisé en 1977 par Paul VI, a eu le mérite de ne pas tomber dans l’hagiographie et d’écrire un ouvrage équilibré, où il ne cache rien des excès de Charbel.
Semblant davantage hanté durant son passage terrestre par le respect de la règle de son ordre (l’ordre libanais maronite), que par le souci de la vie des hommes qui l’entouraient, Charbel refuse notamment de recevoir sa mère, veuve remariée, se contentant de lui parler derrière une porte fermée, lorsqu’elle vient le visiter. L’homme reste également impassible devant le martyr des chrétiens, massacrés par les Druzes en 1860, dans les montagnes libanaises. Charbel s’impose également une kyrielle d’épreuves physiques à la limite du supportable, portant un tricot en poils de chèvre qui lui irrite le torse, une ceinture de fer qui lui blesse la taille, il se soumet à des jeûnes répétés qui l’affaiblissent, et se prive de boire alors qu’il souffre de coliques néphrétiques. Sa soumission à la règle est telle, que le professeur Bernard Heyberger, spécialiste des chrétiens d’Orient à l’Ecole pratique des Hautes Etudes en Sciences sociales voit en lui un être « poussé à l’obéissance jusqu’à la bêtise » (3)
Fady Noun connaît ces anecdotes, ces « incohérences », il les dévoile dans son livre, et me les raconte lors de notre visite à Annaya. Malgré tout Charbel reste pour lui « cet homme "malade d'amour" dont parle le Cantique des cantiques. Oui, poursuit-il, malade est le mot exact, et je suis jaloux de cet amour. Mais ce que j'aime aussi par-dessus tout, c'est cette liberté intérieure qui a conduit Charbel à répliquer si justement à des figures d'autorité. Il me rappelle Jésus répondant aux Pharisiens. J’aime aussi son indifférence royale à l'égard du qu'en dira-t-on, fut-il monastique.»
En redescendant par un chemin de terre de l’ermitage jusqu’au couvent, où repose le corps de l’ermite, Fady Noun dresse une liste de miracles dus à l’intercession du saint : enfant ressuscité, maladies incurables rédimées, femmes stériles devenues fertiles… L’Occident rationnel a souvent bien du mal à croire aux phénomènes venus du ciel et comprend difficilement que la foi est inhérente à cet Orient si compliqué pour lui. A l’entrée du bâtiment, le front collé à la grande statue du Saint, une femme musulmane voilée se recueille longuement. Volontairement coupé du monde de son vivant, l’ermite traverse étonnement le temps. Plus de 120 ans après sa mort, sans avoir laissé comme tant de docteurs de l’Eglise de savants traités sur la foi, l’esprit de Charbel, plus présent que jamais, rassemble chrétiens et musulmans du Liban en mal d’espoir. C’est là, sans doute, le signe du vrai miracle.
Luc Balbont
(*1) « Prier 15 jours avec Saint Charbel » Fady Noun – Nouvelle Cité – 125 Pages ; 13,90 € - Mai 2019
(*2) Lire chronique du blog, 6 février 2018
(*3) P. 53 du livre de Fady Noun