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« La guerre contre Daëch n’oppose pas des musulmans à des chrétiens, mais des démocrates à des barbares » Rencontre avec Samir Geagea
J’ai longtemps hésité avant de rencontrer Samir Geagea. Son image de « Seigneur de la guerre », chef charismatique et intransigeant des « Forces Libanaises » (FL), la milice chrétienne extrémiste des années noires de la guerre civile au Liban (1975-1990), m’embarrassait.
J’ai fini par céder. La lecture récente d’un article de presse (*1), où Samir Geagea dédramatisait la situation des chrétiens d’Orient, m’y a grandement aidé. Ces propos, plutôt inattendus pour un homme qui, des années durant, avait combattu au nom de la communauté chrétienne, m’avaient intrigué.
Vingt-cinq ans ont passé depuis la fin du conflit libanais. Que reste-t-il aujourd’hui du guerrier Geagea des années 80 ? La prison et les épreuves l’ont-elles vraiment changé, comme le laissait supposer l’article lu ? Un rendez-vous fut pris à la fin du mois d’août.
C’est à Maarab, siège des Forces Libanaises perché sur les hauteurs de Jounieh, non loin de Beyrouth, que Samir Geagea s’est confié. Une heure durant, où il a parlé des chrétiens d’Orient, de son passé, de ses années prison, de sa foi, du pardon et de sa volonté de construire aujourd’hui, avec ses adversaires d’hier, un Liban convivial et prospère. Le parcours d’un homme qui fait partie de l’histoire, à la fois tragique et miraculeuse, du Liban….
Vous n’êtes pas de ceux qui “se lamentent sur le sort des chrétiens au Liban et en Orient” , des propos plutôt surprenant pour le leader des “ Forces Libanaises”, un parti à l’identité chrétienne affirmée, issue d’une milice, dont les combattants, durant les années de guerre civile au Liban (1975-1990), se posaient en défenseurs de la communauté chrétienne maronite contre le Fatah palestinien, soutenu par les progressistes libanais, et les milices pro-syriennes et musulmanes ….
Les chrétiens souffrent. En Syrie, des prêtres sont enlevés, tués, des églises détruites. Dans le nord de l’Irak, les chrétiens sont chassés de leurs maisons, mais les musulmans souffrent plus encore. Ces persécutions ne visent pas seulement les chrétiens mais tous ceux qui s’opposent à la barbarie des jihadistes du Daëch.
Aujourd’hui, les chrétiens ne sont pas spécialement martyrisés pour leur foi, comme ce fut le cas à d’autres périodes de l’histoire, où ils ont subi des massacres programmés, au motif qu’ils étaient de la même religion que les “Occidentaux, ennemis de l’islam”. Cette guerre est une guerre qui n’oppose pas des chrétiens à des musulmans mais des démocrates à des barbares. Chrétiens et musulmans doivent s’unir pour gagner cette bataille ensemble. Certains politiciens jouent trop facilement sur les peurs des minorités, pour des raisons d’intérêts électorales.
Mais en Syrie et en Irak, les chrétiens traversent une période angoissante.
Les chrétiens de Syrie et d’Irak doivent rester et se battre. Leur présence est indispensable pour l’avenir de ces deux pays.
Se battre ! Mais comment, sans soutiens, sans armes ?
En s’alliant avec la majorité des musulmans qui luttent contre le Daëch. Cette lutte contre la barbarie est l’occasion de sortir du confessionnalisme pour construire enfin de vraies identités nationales dans les pays du Proche-Orient. De se sentir Syrien ou Irakien avant de se définir par son appartenance communautaire. Par le passé, des massacres ont été aussi commis au Liban contre leur communauté, mais les chrétiens sont restés. Aujourd’hui, ils participent à la vie du pays, alors que leurs persécuteurs n’existent plus.
Qu’est-ce qui a changé entre le Samir Geagea de 1975 - vous aviez 23 ans, et l’on vous qualifiait de “moine soldat” et de “chrétien extrémiste”- et l’homme que vous êtes aujourd’hui, chef d’un parti politique reconnu, candidat à la présidentielle et militant de la “citoyenneté multiple” ?
En 1975 j’étais un guerrier. Au sein de la milice chrétienne, j’avais le devoir de défendre le Liban contre les Palestiniens, qui voulaient créer un Etat dans notre pays, aidés dans leur objectif par les partis progressistes libanais, les milices druzes et musulmanes. On nous reproche encore, d’avoir du sang sur les mains, mais sans nous, le Liban n’existerait plus ou serait amputé d’une partie de son territoire. Je rencontre fréquemment des opposants, qui me remercient d’avoir combattu pour l’indépendance du pays et le maintien de ses chrétiens.
Aujourd’hui, le responsable politique que je suis ne doit plus seulement défendre les chrétiens mais tous les Libanais, chrétiens comme musulmans, qui se battent pour la démocratie contre le terrorisme, contre le Daëch qui égorge ses opposants, mais aussi contre le régime syrien qui tue son peuple à coups d’explosifs.
Entre 1994 à 2005, vous avez passé onze années en prison. Arrêté en 1994, alors que tous les autres chefs de milices, qui avaient accepté la domination syrienne sur le pays à la fin de la guerre étaient amnistiés et devenaient ministres, vous êtes jugé pour des meurtres et des attentats que vous avez toujours nié (*2). Trois fois condamné à mort (*3), peines finalement commuées à la prison à vie, vous êtes détenu dans des conditions difficiles, jusqu’au départ de l’armée syrienne (*4). Comment avez-vous pu tenir durant cette période ?
Dieu est finalement le Maître de l’histoire, et nous sommes tous appelés à revenir à lui. C’est Lui qui décide. Il sait. Il a son plan. Il ne vous laisse jamais tomber. Cette certitude m’a sauvé. De même que le sentiment de rester debout face au régime syrien. Je préférai mourir plutôt, que de céder à cette dictature qui occupait mon pays. Le chrétien que je suis survivrait de toutes les façons, et je me sentais plus libre que mes juges ou mes geôliers qui avaient accepté l’occupant. Aujourd’hui tous ceux qui complotaient pour me mener à la potence sont morts, alors que je suis toujours vivant.
Dans le cadre de vos activités politiques, vous côtoyer aujourd’hui ceux que vous avez, ou qui vous ont combattus. Comment se passent vos rencontres ?
Il faut savoir tourner la page. Aujourd’hui, en tant que responsable d’un grand parti, je dois travailler pour l’intérêt de mon pays, bâtir avec mes ennemis d’hier un Liban viable.
Le pardon est possible ?
Le pardon c’est d’abord un cadeau que vous faîtes à vous-même. En pardonnant vous vous libérez et vous trouvez la paix.
Recueillis par Luc Balbont
(*1) “ Cessez de vous lamenter sur le sort des chrétiens…” L’Orient-le-Jour 14 juillet 2015
(*2) Entre autre, le meurtre du leader chrétien Dany Chamoun le 21 octobre 1990 et l’attentat contre l’église Notre-Dame de la Délivrance de Zouk Mikhaël, le 27 février 1994 (9morts et 60 blessés).
(*3) “Cinq condamnations à mort,” rectifie Samir Geagea durant l’entretien
(*4) Lire “ L’homme de Cèdre”, les trois vies de Samir Geagea –Calmann-lévi, Nada Anid, 0ctobre 2014