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L’hommage d’un patron de presse à un « évêque rebelle »

Evêque grec-catholique (*1) de Beyrouth, Mgr Grégoire Haddad s’est éteint dans la nuit du 23 au 24 décembre 2015 à Beyrouth. Il avait 91 ans. « Il est parti doucement, » m’écrit une amie musulmane, présente à ses côtés jusqu’à la fin. Cette universitaire qui avait rejoint le courant de la société civile, un mouvement citoyen et aconfessionnel inspiré de l‘œuvre du défunt, ajoute dans sa lettre, « Il nous a beaucoup donné, beaucoup appris. C'est une très grande perte pour l'humanité. »

Evêque rouge, évêque laïc, évêque rebelle, évêque des pauvres, les médias l’affublèrent de tant d’attributs. Engagé, Grégoire l’était. Il ne craignait pas de s’exposer pour défendre la justice, ni de s’opposer aux puissants, quand ils manquaient à leur devoir. Il allait jusqu’au bout, mais toujours avec douceur. Grégoire, comme ses paroissiens l’appelaient, ne demandait pourtant pas l’impossible, juste que les chefs religieux aient le courage de vivre plus simplement, d’investir les quartiers pauvres et les régions délaissée du pays, et de moins fréquenter les cercles du pouvoir. Ni rouge, ni révolutionnaire, c’était un homme de paix, proche du Christ et des hommes, les deux phares de sa vie.

C’est au patron du quotidien francophone « L’Orient-le-Jour », le journaliste Michel Touma, militant bénévole au sortir de l’adolescence auprès du P. Grégoire, et auteur, plus tard, d’une biographie sur l’évêque (*2), que j’ai demandé de retracer le parcours du fondateur du Mouvement social libanais. Un homme dont l’obsession aura été de donner aux défavorisés la possibilité de sortir de la misère et aux sociétés pauvres de se développer, sans passer par la charité.

[caption id="attachment_626" align="alignleft" width="480"]Michel Touma derrière son bureau de rédacteur en chef Michel Touma derrière son bureau de rédacteur en chef[/caption]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour Michel Touma, le parcours de Grégoire Haddad ressemble en bien des points à celui de François, le Pape actuel. « Ils ont, dit-il, tous les deux la volonté de réformer et posent, l’un comme l’autre, cette question capitale : la structure de l’Eglise est-elle conforme aujourd’hui aux enseignements du Christ ? » Comme Grégoire, François se retrouve devant les mêmes difficultés, face aux conservatismes de l’Eglise. Aimé des peuples, mais considéré avec méfiance par une partie de la curie.

Michel Touma se rappelle de ces campagnes de vaccination contre la poliomyélite  que Grégoire avait lancée dans tout le Liban au début des années 1970 « J’avais 17 ans, raconte-t-il, et nous partions en équipe, à la découverte de régions périphériques sous-développées. Un contact salutaire pour beaucoup d’entre nous, issus des classes moyennes, et ignorant des problèmes du pays.» Le patron de l’Orient-le-Jour raconte son expérience de moniteur dans une colonie de vacances, où Grégoire avait rassemblé dans un couvent des adolescents de familles pauvres : « ce n’était pas facile. Les jeunes musulmans ne voulaient pas dormir dans ce monastère de peur d’être embrigadés. C’était aussi le temps des premiers conflits entre les combattants palestiniens et les milices chrétiennes. Dans notre groupe, des bagarres éclataient régulièrement entre les participants, il fallait jouer les médiateurs. J’ai beaucoup appris dans mon engagement auprès de Grégoire. »

[caption id="attachment_625" align="alignleft" width="480"]Siège de l'Orient-le Jour. Route de Damas à Beyrouth. Siège de l'Orient-le Jour. Route de Damas à Beyrouth.[/caption]

Charismatique, le P. Grégoire fait des émules. Un grand nombre de jeunes l’écoutent, le suivent. Un succès populaire qui n’est pas du goût de tous. D’autant qu’il fait partie en 1974 de l’équipe fondatrice de la revue culturelle « Afaq » (horizon), où il tient la rubrique religieuse. Ses articles dérangent l’ordre établi. Grégoire affirme que seuls le Christ et l’homme sont à prendre en compte, et que l’Eglise, sa hiérarchie, ses prêtres, et les cultes pléthoriques rendus aux trop nombreux Saints, restent secondaires. On l’accuse d’être schismatique. Il remet également à plat les finances de l’Eglise melkite, en établissant un rééquilibrage en faveur des paroisses pauvres. Une mesure, qui dans un pays marqué par le pouvoir des grandes familles, lui attirent bien des inimitiés. Le Patriarche melkite Maximos V Hakim le convoque. Grégoire doit s’expliquer devant des experts et des théologiens. Le bras de fer est engagé.

« L’affaire Haddad  bouscule  le pays du Cèdre et  dépasse les frontières,» se souvient Michel Touma. En France, Grégoire peut s’appuyer sur l’amitié de l’Abbé Pierre, qui mène le même combat social. Le journaliste cite encore l’article publié par le quotidien « Le Monde » les 2 et 3 juin 1974, « un évêque pour après-demain. » Un titre ô combien visionnaire. Appelé à trancher, Rome conclu que Grégoire Haddad reste conforme à l’enseignement de l’Eglise. Suspendu malgré tout par son Eglise melkite, ses fidèles occupent alors l’évêché grec-catholique de Beyrouth, pour réclamer son retour. En vain, Grégoire est démis en août 1975, tout en gardant son titre d’évêque. Il a 51 ans.

Le P. Grégoire qui n’a jamais couru après les honneurs, profite de sa mise à l’écart pour se consacrer au travail social. « Jusqu’au bout, il sera de tous les combats en faveur de la citoyenneté, du droit des pauvres, de la déconfessionnalisation du système libanais, du dialogue interreligieux, du mariage civil, » énumère Michel Touma.

Vers la fin de sa vie, il recevait dans la chambre de la maison médicalisée où il avait été admis, un grand nombre de personnalités et de jeunes militants de la société civile qu’il soutenait ardemment. Chrétien, druzes, sunnite et chiites venaient prendre conseil et puiser courage auprès de lui, pour continuer leur combat en faveur de la laïcité. « Les hommes de religion veulent garder la main mise sur les esprits. A dessein ils stigmatisent la laïcité qu’ils assimilent à l’athéisme, » confiait Grégoire. Curieux, à l’écoute des évènements du monde, grand lecteur, théologien, homme de prière, il avouait s’abandonner silencieusement à ce Jésus, modèle de sa vie. « Je n’ai plus besoin de mots pour m’adresser à Lui. »  avouait-il, toujours prêt à accueillir, ceux qui frappaient à sa porte, les écoutant sans jamais regarder sa montre.

Au lendemain de ses obsèques à Beyrouth, en la cathédrale Saint-Elie des grecs-catholiques, le 27 décembre 2015, la presse libanaise, arabophone comme francophone, rendait un hommage unanime à un homme « exceptionnel, dont l’action et la pensée laisseront leur empreinte pendant longtemps. » (*3)

Une cérémonie suivie par une foule impressionnante, présidée par l’actuel patriarche Grec-Catholique Grégorios III, qui comme le rappelle Michel Touma « s’était rendu en Allemagne pour rencontrer le futur Benoît pape Benoît XVI. Le P. Ratzinger lui avait alors confirmé que Grégoire Haddad ne déviait pas, et qu'il restait fidèle à l’enseignement du Christ. »

« Grégoire nous manque, » confie Michel Touma, et "beaucoup se demande aujourd’hui ce que « l’évêque pour après-demain » dirait de la guerre en Syrie, des attentats daéchistes en Europe, de la crise des migrants, et de tant d’autres choses encore ? » Qu’entreprendrait Grégoire, pour aller à l’encontre du choc des civilisations, lui, l’homme de l’universalité ? Michel Touma anticipe. Sur les révolutions arabes de 2011, il redit les mots qu’il a écrit lui-même dans la biographie consacrée à l’évêque : « en privilégiant l’individu et la personne humaine sur la masse et le nombre, Grégoire aura tracé des voies, qui dans le contexte des Printemps arabes, prennent une importance capitale. » Dans un monde arabe, où les sociétés reposent sur la puissance du clan, reléguant l’individu et ses libertés, voilà des propos bien visionnaires.

Luc Balbont

(*1) Melkite

(*2) « Grégoire Haddad, évêque laïc, évêque rebelle », aux éditions l’Orient-le-Jour

(*3) Une de « l’Orient-le-Jour » du 28 décembre 2015