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« Un vivre ensemble libanais réel mais si fragile »

Entretien avec le père Raymond Bassil

Pour le père maronite Raymond Bassil, curé de l’église de Rachana, village des montagnes du Liban nord et docteur en théologie à l’université Kaslik, près de Beyrouth, la convivialité est une exclusivité libanaise, « seul pays arabe où les chrétiens jouent encore un rôle politique, reconnu par les musulmans. »

Une convivialité islamo-chrétienne en pointe au début des années 70,  mais stoppée nette, entre 1975 à 1990,  par les quinze années de guerre civile, qui en ont détruit l’esprit. A l’époque, quelques personnalités tentèrent de s’opposer au désastre. Parmi elles, le patriarche Nasrallah Sfeir, décédé en mai dernier (*1) « En 1989, au lendemain de l’assassinat du mufti sunnite de la République Hassan Khaled, souligne Abouna Bassil,  il avait ouvert le patriarcat maronite pour la cérémonie des condoléances. Un geste audacieux, alors que les affrontements entre les communautés chrétiennes et musulmanes se multipliaient. »  

A la fin de la guerre, en 1990, la communauté chrétienne est exsangue. Découragée, elle subit le contrecoup de l’accord de Taëf (*2) qui rééquilibrait plus justement les droits entre chrétiens et musulmans, mais légalisait la main mise de Damas sur le pays du Cèdre. Abandonnée par la communauté internationale donnant le feu vert à l’occupation syrienne, lâchée par ses leaders qui acceptent la domination du voisin, les chrétiens choisissent l’exil. Les rares opposants à la politique syrienne sont brutalement réprimés.  « Il faudra attendre la venue de Jean-Paul II au Liban en mai 1997, pour redonner du souffle à l’Eglise, » poursuit le père Bassil.

Durant sa visite, devant des foules en liesse, le pape incite les chrétiens à rester non seulement au Liban mais à s’investir dans la vie publique, à travailler avec les musulmans, à être fier de leur arabité, ouvrant ainsi la voie à une société plurielle… Huit ans plus tard, en 2005, un million de Libanais descendent dans la rue pour réclamer le départ des troupes syrienne. En avril de la même année, l’armée occupante quittent le pays, après 29 ans de présence.

Aujourd’hui chrétiens et musulmans libanais renouent peu à peu avec leur « histoire commune, constate abouna Bassil. « Les générations actuelles  que je côtoie au village ou à l’université ne sont plus  manipulables comme l’étaient leurs parents. Elles n’ont plus envie de se battre, et ne sont plus soumises aux diktats de leurs hiérarchies. »

Le père Bassil invoque le rôle de l’éducation, notamment celui joué dans les écoles chrétiennes, fréquentées par un grand nombre de musulmans : «  dans beaucoup de ces établissements, les responsables organisent des cours de religions. Il y a une curiosité croissante de la part des jeunes à connaître la religion de l’autre. L’art, la littérature, le théâtre, et les nouvelles technologies les rapprochent également. Des associations civiles, où chrétiens et musulmans militent de concert, se fondent en nombre. »

Troisième raison avancée par le prêtre: la place de la femme libanaise  dans la société : « elles sont les véritables actrices de la réconciliation, alors que la situation régionale se dégrade… » Les guerres qui frappent la Syrie et l’Irak, la concurrence russo-américaine, l’agressivité israélienne, la question palestinienne, les groupes islamistes armés, sans compter le conflit entre chiites et sunnites empoisonnent le Proche-Orient, et fragilise l’équilibre libanais. Tout l’art des dirigeants  consiste à maintenir une stratégie de distanciation, afin de repousser fermement ces influences étrangères, notamment saoudiennes et iraniennes, qui veulent s’immiscer dans la vie libanaise. « C’est en restant neutre que nous parviendrons à ne pas retomber une fois de plus dans la guerre, et à maintenir ce miracle de la convivialité. C’est un pari incertain, » conclut Raymond  Bassil.

Luc Balbont

Lire  « Le Beth-Gazo maronite, chants pour les martyrs XII – XIII ème siècles » Raymond Bassil, éditions Geuthner

(*1) Lire
chronique blog, du 22 mai 2019.

(*2) Signé
en octobre 1989 à Taëf (Arabie Saoudite), il met fin à la guerre civile au
Liban. Accord toujours en vigueur aujourd’hui.