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Quand une théologienne se penche sur le dialogue islamo-chrétien
Roula Talhouk, directrice du Centre de documentation et de recherches islamo-chrétiennes à l’université Saint-Joseph de Beyrouth
Dans ce Proche-Orient à feu et à sang, le Liban reste un miracle. Les experts on beau chaque semaine nous annoncer une guerre pour demain, le petit Pays du Cèdre, 10400 km2, vit en paix. Les ingrédients donnent pourtant raison aux prévisions les plus sombres:
- situation catastrophique dans la Syrie voisine,
- conflit chiite-sunnite sur le territoire,
- profusion de réfugiés syriens: 1,2 million pour environ 5 millions de Libanais,
- crise politique qui n’en finit pas et pays sans président depuis mai 2014…
Mais rien n’y fait ! La guerre civile prédite depuis le départ des troupes syrienne en 2005, n’éclate toujours pas.
Pour expliquer cette anomalie, les géopoliticiens affirment que les puissances dominantes pèsent de tout leur poids et de tous leurs dollars pour faire du Liban un pays neutre, où elles peuvent se rencontrer, négocier leurs affaires et élaborer leurs stratégies.
Cette théorie de “la paix des autres” ( après celle de la « guerre des autres) ignore tout de même que ce miracle vient aussi, en grande partie, des citoyens libanais eux-mêmes, qui, après quinze ans de guerre et vingt-neuf ans d’occupations étrangères n’ont plus envie de se battre. C’est aussi ignorer le rôle joué par ces penseurs, ces professeurs, ces universitaires qui œuvrent dans les écoles, les instituts de recherches et les universités pour éduquer, depuis la fin de la guerre civile en 1990, leurs élèves et leurs étudiants à la paix. Roula Talhouk appartient à ces passeurs de sagesse.
Née en 1970 à Beyrouth, Roula est une théologienne, bardée de diplômes (*1), “égarée” à l’entendre, dans l’aventure du dialogue islamo-chrétien. “ Mon premier souci, affirme-t-elle, fut de porter la parole du Christ”. C’est ainsi qu’à 20 ans, elle entre dans la Congrégation des Sœurs maronites de la Sainte Famille : « En ce temps, j’étais une chrétienne identitaire. Une patriote qui en pleine occupation syrienne était prête à en découdre avec le régime honni de Damas.” Peu à peu, elle va pourtant découvrir l’autre, le musulman et les vertus du dialogue. Elle quitte sa congrégation en 2003, après quatorze ans de vie religieuse, découvrant que son charisme était désormais l’enseignement du dialogue avec le différent.
Aujourd’hui, Roula Talhouk est restée cette femme de foi mais avec un supplément d’humanité, de compréhension et d’ouverture. Entrée au CEDRIC, le Centre de documentation et de recherches islamo-chrétiennes de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth en 2009, elle en assume aujourd’hui la direction, et dirige depuis deux ans le master en relations islamo-chrétiennes.
Sur l’évolution des rapports entre chrétiens et musulmans, sur l’avenir du dialogue, Roula est intarissable. Claire, pédagogique, directe, elle croit sans naïveté à un vivre ensemble possible, et mise d’abord sur l‘éducation pour y parvenir. “C’est la base, martèle-t-elle. Plus il y aura dans les deux religions des croyants capables d’entrer dans la modernité, moins les jeunes se laisseront séduire par l’extrémisme.” Elle mesure cependant tous les obstacles restant. Elle sait qu’il faudra encore beaucoup de temps, essuyer bien des échecs, faire face à bien des méfiances et combattre bien des préjugés pour gagner la bataille.
Avant de donner sa signification du dialogue, de parler de son expérience, de son enseignement, Roula insiste sur l’importance du contexte social, humain, politique.
“ Le dialogue islamo-chrétien, dit-elle, diffère selon les pays, la nature “des islams” et “des christianismes” locaux, des régimes politiques et des histoires nationales. Il n’existe pas une grille unique applicable partout. Entre chrétiens et musulmans, on ne dialogue pas de la même manière au Liban, en Irak, en Egypte, en Turquie, en Iran, en Europe. Dans une monarchie ou dans une république laïque, on l’abordera différemment, avec d’autres mots. De même si l’on est chrétien catholique, protestant ou orthodoxe, ou Musulman sunnite, chiite, ismaélien, alaouite ou druze.”
Cette règle fixée dans les esprits, la théologienne met l’accent sur l’éducation, l’étude et la transmission du savoir: “ Pour moi, l’éducation reste le fondement essentiel.”…
“Si je ne crois pas au dialogue doctrinal qui met face à face des dogmes et des certitudes irréversibles, je crois profondément au partage des idées qui met en présence des chrétiens et des musulmans formés, éduqués, ouverts sur le monde, capables d’admettre la controverse, de comprendre le contexte social dans lequel vit l’autre, pour entamer un échange authentique et sincère.”
Cette certitude de la primauté du savoir, et de l’analyse, elle l’expérimente au quotidien dans son travail d’enseignante “ En 2007, à L’Université Saint-Joseph, nous avons créé un Master en relations islamo-chrétiennes. Chaque année, les demandes d’inscriptions augmentent: c’est un signe d’espoir. Trente-cinq postulants cette année (2015-2016) contre six ou sept il y a huit ans , à la création du diplôme, avec un effectif équilibré d’élèves, 50% de chrétiens, 50% de musulmans.”
Le besoin de connaître la religion voisine se répand davantage, et Roula Talhouk s’en réjouit, d’autant que dans ces cours, elle constate que “ Les jeunes musulmans ont souvent une approche critique de leurs textes, en s’éloignant du fondamentalisme,” et même si ces étudiants réformateurs “ craignent encore de remettre en question les textes fondateurs en public. C’est un début timide et encourageant, une ouverture pleine de promesses. L’éducation reste l’antidote contre l’extrémisme. ”
Et la laïcité,peut-elle être une solution ? Sans hésitation, Roula rétorque: “A la seule condition qu’elle n’exclue pas les religions, comme dans certains pays ou sous certains régimes. L’homme a besoin de croire, il ne peut pas vivre sans Dieu. “
Luc Balbont
(*1) Docteur en anthropologie religieuse, docteur en théologie pratique