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Quand l’histoire renaît dans un collège libanais

Au Proche-Orient vivent aussi des personnalités et des communautés qui travaillent pour édifier un espace de paix et de citoyenneté.

Un professeur de littérature qui invite un auteur pour parler de son livre à ses élèves : quoi de plus banal ! Mais au Liban, ce banal s’avère exceptionnel, car l’ouvrage de Regina Sneifer (*1) porte sur la guerre civile, qui ravagea le pays entre 1975 et 1990. Et qu’ici, pour tous les collégiens, l’histoire s’arrête à l’indépendance de 1943.

La raison ? La crainte des autorités que l’étude de cette période, où des Libanais se sont affrontés, ne ravivent les haines passées, et menace un équilibre communautaire encore bien fragile. Par sécurité, le dossier a même été classé. Le collège des Frères Maristes d’Amchitt ne fait pas exception. Depuis 18 ans, l’histoire contemporaine n’y est plus enseignée.

Professeure dans cet établissement, Paule el-Hage, ne se résigne pas. Elle pense que les jeunes générations doivent savoir ce qui s’est passé. Connaître les causes du conflit, pour ne plus s’y laisser entraîner, comme leurs aînés. L’année passée le centre culturel de Jbeil avait organisé une rencontre avec Régina Sneifer, qui en septembre 1980, âgée alors de 18 ans, s’était engagée dans les Forces libanaises, la milice chrétienne, devenue aujourd’hui parti politique. Paule el-Hage y avait emmené des  élèves, découvrant à cette occasion, qu’un témoignage sincère, dépourvu d’un esprit partisan, pouvait être un moyen efficace de confronter ces jeunes au passé. L’enseignante propose à l’écrivain une rencontre dans son établissement. Une date est fixée.

[caption id="attachment_1021" align="alignright" width="300"] Le Collège des Frères Maristes à Amchitt[/caption]

Au collège des Frères maristes, deux heures durant, Regina Sneifer a parlé de sa vie de combattante. Et répondu aux questions des collégiens, avec le souci constant de relier son passé au présent des jeunes qui lui faisaient face..

En préambule, elle a expliqué la guerre par la métaphore de la grenouille. Plongée dans l’eau bouillante, le batracien saute immédiatement de son récipient. Mais portée peu à peu jusqu’à ébullition, l’animal ne sent pas la brûlure croître, et meurt dans son bocal, ébouillanté… «Comme la grenouille, nous n’avons rien senti. »

Cette guerre a commencé en avril 1975, par un accrochage entre chrétiens libanais et Palestiniens réfugiés au Liban. Peu à peu, le pays s’est embrasé. Des armées étrangères s’en sont mêlées, La Syrie, Israël, les pays arabes, les grandes puissances, soutenant chacune des milices chrétiennes, druzes, chiites, sunnites libanaises, au gré de leurs intérêts.

[caption id="attachment_1019" align="alignright" width="640"] Régina Sneifer devant les élèves[/caption]

En 1986, Régina Sneifer, affectée au service de la propagande des FL, démissionne et quitte le Liban. Il lui aura fallu vingt ans pour raconter dans un livre, cette guerre enchevêtrée dans les conflits du Moyen Orient ; vingt ans pour « transmettre une expérience », se demandant pourquoi une jeune fille de 17 ans sans histoire « se laisse persuader qu’elle mène un combat juste au nom de sa vérité

Manipulés, victimes consentantes, les Libanais s’entretuaient pour défendre les intérêts de puissances extérieures. « L’une des éminences grises des Forces libanaises était Walid Farès, un libanais qui a conseillé Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle américaine. C’est lui qui m’a idéologisé avec son livre : « le peuple chrétien du Liban ». La seule solution, pour lui,  était de créer un foyer  national pour des Chrétiens au Liban sur le modèle d’Israël…  Les chrétiens, poursuit-elle, avaient peur d’être chassés de leurs terres, ils cherchaient un bouc émissaire : les Palestiniens, les musulmans, les chiites, les sunnites, les druzes. Instrumentalisées, les religions nous tenaient lieu d’identité. »

Au final, la jeune femme, écœurée finie par sauter du bocal en feu avant que l’eau ne l’ébouillante. Elle s’exile en France. Les massacres, les guerres fratricides, les tortures et la voix d’un palestinien qui chante sa mère au fond d’une prison ébranlent définitivement ses convictions et  lui ouvrent les yeux. « Le vrai courage, affirme-t-elle, c’est de déposer les armes, et de construire un pays. » Elle insiste sur la formation des esprits, la capacité de prendre du recul, pour se doter d’un esprit critique : « C’est tout le combat de votre génération. Vous devez comprendre que les grands de ce monde déclenchent des guerres, pour exploiter les pays faibles et mettre la main sur les marchés et les ressources. »

[caption id="attachment_1020" align="alignright" width="300"] Les élèves du Collège[/caption]

Un élève lui demande si le Liban peut retomber dans la guerre : « même si parfois j’ai peur pour vous, il y a des signes encourageants. Les jeunes n’ont plus envie de se battre. Le conflit syrien ne s’est pas étendu au Liban. Les gens se parlent. Le seul remède c’est de bâtir des institutions citoyennes solides

En conclusion, Régina Sneifer demande aux élèves, qui parmi eux désirent rester au Liban ? Les trois quarts lèvent la main. Elle sourit. Dans un article publié en 2013 (*2) elle confie : « Des années sont passées loin de chez moi....  Je suis presqu’au bout de mon chemin […] Une seule chose reste unique.  Je ne l’ai jamais retrouvée ailleurs. C’est cette odeur. L’odeur de ma terre. Une odeur qui me manque à tel point que je n’ai plus la force de rester ici (en France ndlr). Retrouver cette odeur. Retrouver ceux qui n’avaient pas eu la force de partir.»

Luc Balbont

(*1) « J’ai déposé les armes. Une femme dans la guerre du Liban » Editions de l’Atelier, 2006

(*2) La Croix