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Liban : l'émigration et la famille pour remplacer l’État

De Tyr, au sud à Tripoli, au nord, toutes les familles libanaises de mon entourage, ont au moins un ou deux de leurs membres qui travaillent à l’étranger. Un père, un grand-frère, un oncle qui d’Amérique, d’Europe ou des monarchies du Golfe, grâce à l’argent gagnées en devises fortes, permet aux siens de faire face à la crise, de supporter l’inflation qui frise les 90% sur les produits de base, et de digérer l’énorme diminution des salaires. Pour exemple, la pension de retraite de mon voisin Brahim, ingénieur en télécommunications est passée de 2200 à 200 euros par mois. Quant à Nohad, professeure au collège des frères Maristes de Jbeil, elle touche aujourd’hui 160 euros, plus de dix fois moins qu’avant l’effondrement économique du pays en 2019. Autre symbole de cette dégringolade : Georges, responsable d’une boutique de vêtements à Beyrouth, débourse ses 100 euros de salaire mensuel en deux pleins d’essence, pour parcourir chaque jour les 60 km de son domicile à son magasin. « En un aller et un retour, j’ai dépensé la moitié de ma paye. Heureusement, j’ai une petite cylindrée, » ironise-t-il.

Au bord du gouffre, le Liban dépend de l’argent de l’étranger. Une économie d’émigration qui a toujours été le lot des Libanais depuis la fin du XIX e siècle, mais qui depuis bientôt trois ans est devenue la règle incontournable. Peut-on s’enraciner dans un pays touché de plein fouet par une banqueroute dont on ne voit pas la fin, sous la coupe de chefs politiques affairistes, qui, par peur d’être déchus de leur statut, bloquent toutes les tentatives de réforme demandées par le Fonds monétaire international, en vue d’un un prêt salvateur ?

Ayman et Natacha viennent de fêter leur mariage, entourés d’amis, dans leur village du nord Liban, mais dans deux semaines, le couple retrouvera la République dominicaine, où le garçon travaille à la direction d’une entreprise dirigée par son oncle.

Ayman, 27 ans et son épouse Natacha

Youssef termine ses études de médecine à Beyrouth, avant de s’envoler pour les Etats-Unis. Gabriel, son ami, a obtenu une bourse d’étude de l’administration américaine, offerte aux jeunes étudiants libanais méritants. Après son doctorat en histoire qu’elle soutiendra aux Etats-Unis, Nour à l’intention de s’installer en Europe. Peut-être rejoindra-t-elle Rawad, son frère, informaticien, qui s’installera bientôt au Portugal ?

Gabriel, 28 ans

Les plus pauvres et les non diplômés risquent le passage en traversant clandestinement la Méditerranée, choisissant d’affronter l’inconnu et les dangers pour aider les leurs restés au pays. « Heureusement, que j’ai mes trois enfants qui travaillent à Dubaï, sinon je ne pourrai pas payer mes notes d’électricité, » confie Mouna, une habitante de Tripoli. Même refrain à Jounieh, où Hayat peut payer la scolarité de sa fille avec ce que lui envoie son mari, employé dans une société de transport à Ryad, en Arabie saoudite. « Plutôt que de se révolter comme ils l’ont fait en 2019, nos enfants, lassés des discours mensongers de nos leaders s’expatrient, » déplore Brahim, commerçant à Koura, au nord du pays. Sa fille médecin et ses deux fils, techniciens en robotique, travaillent en France.

Nour, 26 ans

Si la solidarité familiale permet aux Libanais de survivre, elle maintient le pays dans un carcan féodal. Au Pays du Cèdre comme dans les autres nations arabes, le sens du clan prédomine. Conséquence : Le Liban est un Etat fantôme livré aux lois des familles riches. Un constat qui fait fuir la génération de l’après-guerre civile (1975-1990), qui porte ses compétences ailleurs, privant ainsi le pays des forces nécessaires à sa reconstruction. Mais comment faire autrement ici, où l’on est ministre, député, ou chef de parti de père en fils, et que les élites corrompues – toujours les mêmes depuis l’indépendance de 1943 - ne laissent aucune place ?