- Non classé
Un regard sans concession sur la société libanaise - Mgr Georges Bacouni, archevêque grec-catholique de Beyrouth
Archevêque grec-catholique de Beyrouth depuis 2018, monseigneur Georges Bacouni, 58 ans, analyse ici la crise qui frappe son pays depuis le 17 octobre dernier. Un regard sans concession, et un discours sans langue de bois, à l’image d’une église libanaise, qui a pris dans son ensemble le parti de la rue, dès le début de la révolte.
« Qu’ils soient chrétiens ou musulmans, les Libanais n’ont plus envie d’être dirigés par des chefs de clans manipulateurs qui font passer leurs propres intérêts avant ceux du pays. »
« … Les manifestations monstres qui ont éclaté le 17 octobre, en s’étendant spontanément du nord au sud, l’ont démontré. Aujourd’hui, les Libanais veulent vivre dans un Etat de droit, au sein d’une société civile authentique qui leur assure des services publics convenables : eau, électricité, éducation, transports, santé, routes etc. Or c’est loin d’être le cas. Trente ans après la fin de la guerre civile, pour pallier les manques d’eau et les coupures d’électricité, les familles sont obligées d’avoir recours à des entreprises privées (achat d’eau et location de générateurs), payant chaque mois une double facture, une à l’Etat, une au privé… »
«…Dans le secteur éducatif, les établissements d’Etat, que nous appelons les écoles officielles, souffrent cruellement d’absences de moyens. Ils sont totalement dépassés par les établissements privés. Certes, les élèves y reçoivent une éducation d’excellence, mais les coûts sont élevés, souvent exorbitants. Quand les enfants poursuivent à l’université, les parents s’endettent ou revendent des biens personnels pour assurer à leurs enfants un parcours universitaire décent. Au Liban, une bonne éducation à un prix élevé… »
« … Nos routes sont en mauvais état, et nous n’avons pas de transports en commun. Ni train, ni ligne de bus régulière, ce qui oblige les gens à se déplacer avec leur véhicule personnel, occasionnant du matin au soir, des embouteillages permanents et un environnement pollué … »
Comment construire alors une société civile avec un système clanique ?
« … En 1943, à la fondation du Liban, nous avons pris modèle sur le système français. Si notre Constitution de 1926 convenait à un pays européen comme la France, la majorité des Libanais n’étaient pas préparés à vivre dans un régime démocratique. A l’époque, nos mentalités étaient encore archaïques, et nos modes de vie communautaires. Le pacte de 1943, fondé sur une répartition confessionnelle des pouvoirs - président chrétien, Premier ministre sunnite et président de l’Assemblée chiite - a contribué à nous enfermer davantage dans ce communautarisme. Il a fait émerger des petits « seigneurs » qui aujourd’hui règnent encore en maitre sur leurs régions, et que l’on retrouve au gouvernement ou au Parlement. Beaucoup d’entre eux siègent également dans les conseils d’administration des principales sociétés privées. Ces corrompus entretiennent une clientèle de partisans, en leur accordant des passe-droits. Découragés, beaucoup d’enfants de mes paroissiens émigrent à l’étranger. Comment construire une société civile avec un système clanique ? D’autant que les fonctions politiques, ici, se transmettent de père en fils. C’est toute la difficulté de notre pays… »
« …Depuis le 17 octobre 2019, nous avons perdu plus de 160 000 emplois, le pays est au bord de la faillite, les salariés ne sont plus payés, ou ne touchent que la moitié de leur salaire, les Libanais sont rationnés dans leurs retraits bancaires… »
« .... Je garde pourtant espoir. Au Liban depuis quelques années, l’état d’esprit change. Il y a un frémissement en faveur de la défense du bien commun. Des groupes de citoyens se créent pour défendre l‘environnement, la justice sociale, la condition des femmes, la liberté d’expression, l’éducation publique, le droits des exclus. Je constate une évolution positive des mentalités...»
« … Nos églises doivent s’inscrire fermement dans ce projet de société civile, à travers notamment les diverses manifestations, qui se déroulent chaque jour dans le pays. Cela demandera du temps. Mais les chrétiens doivent être pionniers dans ce mouvement. »
Propos recueillis par Luc Balbont
Une partie de cet entretien a été publiée dans le n° 797 d’octobre 2019 du Bulletin de l’Œuvre d’Orient